Galerie du Poseidonian
L’artiste

« Il n’y a pas de lumière sans ombre. »
Cette citation de Louis Aragon, manière la plus simple et la plus juste de résumer le fonctionnement universel de ce monde, ne trouve jamais illustration aussi flagrante que dans l’art pictural.
Et ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de la technique du « pastel tendre », aussi dite de la « craie d’art sèche ». Cette technique observée avec défiance de nos jours, dénigrée A TORT en faveur de celle de la peinture à l’huile, n’a pourtant rien à envier à la qualité de celle-ci : on parle ici de pigments, de matière à l’état brut, qui n’a pas subi d’opacification par l’adjonction de liants telle que sa grande rivale, si bien que les couleurs de la réalité interprétée s’en trouvent exacerbées, les contrastes exaltés, et au final les sujets représentés transcendés, comme nulle autre technique ne le permet. Elle n’a pas besoin de médiums, d’adjuvants, d’artifices pour accrocher la lumière, créer l’éclat : elle EST la lumière, elle EST l’éclat.
Raison pour laquelle faire usage d’un fixatif comme étape ultime d’une production constitue une erreur monumentale. C’est le support, en l’occurrence le papier, seul aidé du sens du dosage de l’artiste, et par la capacité de son grain, qui doit jouer ce rôle. Le fixatif n’est utilisé que très rarement et de la main la plus légère qui soit : dans le cas où l’artiste doit apporter une couche finale à son œuvre et que le grain du papier est trop saturé pour pouvoir la supporter ; c’est en quelque sorte une façon de recréer des aspérités pour une ultime superposition de pigments. Mais en aucun cas il ne doit être employé comme moyen de fixer définitivement les pigments sur le support. Il aurait alors le même effet que le liant de la technique maîtresse : telle l’huile, il modifierait la capacité d’éclat du pigment en l’enveloppant – il le rendrait opaque et terne. Ce qui fait dire que le pastel idéal est celui qui n’a pas nécessité de fixatif.
Une première explication à la méfiance envers la technique en question trouve alors sa source ici : la peur de la fragilité de la technique, le doute quant à la capacité du pigment à se maintenir en place sur son support et à résister au temps. Ces appréhensions n’ont pourtant pas lieu d’être : tant que l’œuvre n’est pas sortie de son cadre (ce qui doit impérativement être fait par un professionnel ou connaisseur) au risque qu’un simple frottement ne l’endommage, tant que les conditions de conservation et d’exposition seront respectées – comme cela est valable pour toute technique, elle ne s’altérera pas. En l’absence d’additifs, jamais l’œuvre ne se craquellera et ne nécessitera une restauration telle une huile. Ainsi, à conditions de conservations équivalentes, des pastels ont traversé des siècles pour nous parvenir totalement indemnes tandis que des huiles produites à la même époque font aujourd’hui triste mine.
Tout au plus, particulièrement en cas de déplacements peu délicats (les effectuer de préférence l’œuvre posée à plat sur le dos jusqu’à l’accrochage mais jamais l’inverse), quelques pigments iront se déposer sur la tranche biseautée inférieure du passe-partout. A peine visibles. C’est tout simplement l’œuvre qui s’auto-nettoie, se dépoussière, se débarrasse de ses pigments superflus et cela ne change strictement rien à son aspect, et connaît très vite une limite d’action. Souvent, même, cela n’arrive pas du tout (insérer l’œuvre entre deux feuilles à grain ultra-fin plutôt qu’entre deux feuilles de papier cristal quelques semaines avant l’encadrement constitue un nettoyage excellent car cette méthode permet aux pigments excédentaires d’être accrochés). A noter au passage qu’un passe-partout insuffisamment épais (compter un minimum de 4 mm même pour la plus petite des œuvres) peut également et plus sûrement causer le transfert de pigments du papier support vers la face intérieure du verre protecteur par voie d’adhérence (électricité statique).
Car c’est avant tout une technique primaire, ancestrale, qui trouve ses origines dans l’art pariétal de la Préhistoire même. Quand l’homme découvre qu’en frottant un simple caillou contre un autre on crée, non seulement du feu, mais aussi, à partir du point et de la ligne, des formes colorées. C’est une technique brute, de toutes celle qui nécessite le moins d’additifs, adjuvants, de médiums. Et de toutes, donc, la moins toxique. A peine le pigment avoisinera-t-il une charge (craie ou plâtre) qui lui donnera sa texture, ainsi qu’un léger liant (gomme arabique) afin de le maintenir sous la forme de bâtonnet, qui s’effritera aussitôt au contact du support. Même s’il ne faut pas oublier que les pigments à la base, d’origines minérale ou organique (végétale ou animale!), naturelle ou synthétique, relèvent de la chimie. Et il est évident que plus l’on voudra une gamme étendue de couleurs, plus les transformations par synthèse chimique seront nécessaires. La technique du pastel uniquement à base de pigments naturels est possible mais reste par conséquent limitée. Il faut alors saluer les artistes qui la pratiquent, allant jusqu’à fabriquer leurs pigments eux-mêmes.
On peut peut-être ainsi voir là une seconde explication au mépris à l’endroit du pastel : l’homme, de tout temps, et à notre époque plus qu’à aucune autre, n’a pu, ne peut s’empêcher de tout transformer, tout dénaturer. Comme il s’évertue à empoisonner sa terre, sa nourriture, ses vêtements, sa maison (pour avoir « plus » – plus de quantité, plus de choix, plus de plus, etc.), il s’applique à polluer son environnement culturel, en faisant fi là aussi des répercussions sur sa santé (et par extension sur celle de la nature). Il ne peut pas s’en empêcher. C’est plus fort que lui : la matière brute doit être transformée, dénaturée, et la plupart du temps de manière malade et destructive. Dans son irrésistible besoin de se prendre pour Dieu, il abîme, consciemment ou non, dans le processus de création. « Le pigment naturel ? Matière quelconque. Mais si j’y ajoutais ceci et cela je suis sûr que je peux en faire quelque chose de mieux ! ». Sûr ?
Enfin, on trouve peut-être une dernière explication, mais pas la moindre, au dédain, à vrai dire aussi au désamour (c’est une question d’époque), qu’on éprouve à l’égard de cette technique dans le terme même utilisé pour la désigner : en effet, le « pastel » a la connotation péjorative de gribouillage, et par extension donc d’incapacité et de laideur, en évoquant instantanément les bâtonnets gras de l’école maternelle, avec lesquels l’on tentait de nous inculquer la maîtrise de la reproduction des formes et des couleurs en 2D avant la 3D sur une surface plane. (N’ajoutons pas la connotation « d’absence de signification » car tout gribouillis d’enfant, en dépit de toute sa maladresse, est l’expression d’une émotion, d’un sentiment, d’une sensation ou d’une idée et comprend donc un sens, à l’instar de l’art moderne abstrait, sorte de régression infantile quand on y pense, de fait.)
Il n’y a qu’à voir la façon dont le visiteur qui, assez novice pour s’informer de la technique d’une œuvre au pastel, se détourne presque aussitôt du tableau en entendant la réponse déroutante pour chercher d’un œil éperdu le Saint Graal – l’huile !
Il faut alors remercier l’amateur de « pastels », celui qui ose enfin faire abstraction de ces réminiscences balbutiantes de la petite enfance et de ses craintes infondées quant à la stabilité d’une technique qui s’affirme, celui qui souhaite revenir à l’essentiel, à la matière brute plus en accord avec la nature, avec SA nature.
L’artiste